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mise en voix, en espace et appropiation du texte poétique

la mise en voix et/ou en espace, passant par des tâtonnements, par l'écoute de soi ou de l'autre disant le texte est aussi un mode empirique d'analyse de la poésie

La mise en voix, la mise en espace comme modes d’appropriation à la fois empiriques et analytiques des textes littéraires

Danielle Dubois Marcoin
Université d’Artois, « Arts du spectacle »
INRP, responsable de l’équipe en projet « Littérature et enseignement »

Et les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité, du geste d’un personnage à l’évocation des mouvements d’une plante à travers le cri d’un instrument.
Les soupirs d’un instrument à vent prolongent les vibrations des cordes vocales, avec un sens de l’identité tel qu’on ne sait plus si c’est la voix elle-même qui se prolonge ou le sens qui depuis les origines a absorbé la voix.
                                        A.Artaud, à propos du théâtre balinais, dans Le Théâtre et son double

Faire appel à la mise en voix expressive comme moyen d’exploration des possibles du texte, cela permet à bien des élèves, encore incapables d’analyses verbalisées spontanées, un cheminement progressif vers une appropriation efficace et personnelle, qu’il s’agisse de lecteurs non encore affranchis, des élèves de CP/CE1 ou de plus grands que les mots du texte laissent a priori perplexes. De la mise en voix, à la mise en espace sonore, et plus largement encore à la mise en jeu théâtral, quelles possibilités didactiques au service de l’appropriation des textes à conjuguer avec nos démarches d’analyses discursives traditionnellement proposées par l’école? 

La mise en voix, une aide à la construction du sens chez l’apprenti lecteur :
trouver le ton d’un texte littéraire pour en saisir la portée
Qu’il soit permis d’évoquer brièvement les discours qui jetèrent un moment l’anathème sur l’oralisation des textes dans le cadre de l’apprentissage premier ou continué de la lecture, il y a une vingtaine d’années pour prendre la mesure des effets de mode incontrôlés dans le domaine de la pédagogie et de la didactique.
C’est pourtant dans le cadre d’une recherche INRP, pédagogie résolution de problème appliquée à la lecture des textes littéraires, que j’ai été amenée à travailler il y a déjà un certain nombre d’années avec plusieurs classes de CP à la lecture d’albums, et pour commencer, à celle du premier album de Claude Boujon paru  à L’école des loisirs : Les Escargots n’ont pas d’histoire (1988).
Il s’agit d’un petit recueil d’histoires brèves, un peu à la manière de celles de Bernard Friot, qui courent sur deux pages, sont constituées chacune de six images accompagnée chacune d’une petite séquence langagière, le tout formant un ensemble de deux à trois phrases qui se terminent par une chute. L’ensemble fonctionne sur le registre de l’humour toujours un peu grinçant, de l’absurde. Bref, ce sont des histoires drôles, « des histoires de fou », comme diraient les enfants.
Voyons-en une, intitulée « Un papillon prétentieux ». Le texte est le suivant :
Un papillon voletait de fleur en fleur
« Tu es drôlement laide » disait-il à l’une. (l’image le montre s’approchant d’une fleur
« J’ai plus de couleur que toi » se vantait-il auprès d’une autre (Les élèves réalisent ce que « prétentieux », car ils ignoraient le sens du mot, au départ. « C’est un peu un crâneur » commentent-ils)
« Toi là-bas, c’est le bouquet ! » lança-t-il de loin à une troisième. (On le voit s’approcher d’un buisson de fleurs !)
«Une vraie reine de mocheté ».s’exclama-t-il en s’approchant. (d’une fleur qui s’ouvre telle une double mâchoire)
Et il se tut à tout jamais : c’était une fleur carnivore. (la mâchoire s’est effectivement refermée sur la bestiole présomptueuse…
Revenons plus précisément à la séquence : « Toi là-bas, c’est le bouquet ».
Sans passer par la mise en voix expressive, aucun enfant n’identifie l’expression familière ni ne perçoit le jeu de mots qu’elle installe. Comment les amener au repérage de ce jeu, donc à la construction du sens de cette petite séquence. La voie peut être celle du tâtonnement et celle de la reprise successive. Tous commencent en ânonnant : « toi/là/bas/c’est/le/bou/quet », de façon plate, sans phrasé ni accentuation et ne repèrent pas l’expression familière « c’est l’bouquet », qu’ils peuvent pourtant connaître.
Invités à prononcer la séquence décodée plusieurs fois de suite et le plus rapidement possible, ce qui les amènent à élider l’article défini, ils finissent par repérer l’expression figée familière « c’est l’bouquet », et donc par prendre la mesure du ton (humoristique) de l’histoire, ce qui les autorisent à trouver une posture juste pour recevoir la séquence qui suit « une vraie reine de mocheté » : ils rient percevant que Claude Boujon (à travers ses personnages) emploie des expressions qui ne sont pas celles des récits très sérieux : cela nous permet d’expliciter et de confirmer le registre de l’histoire drôle. Or, s’ils sont habitués en maternelle à l’humour des albums, leurs premiers pas de lecteurs/décodeurs malhabiles ne leur laissent pas la disponibilité nécessaire pour être sensibles immédiatement aux effets esthétiques de tel ou tel texte, ici à l’écart par rapport au français standard d’une part et au jeu de mots que cet écart permet d’autre part, puisque le papillon s’adresse à un buisson fleuri.   
A ce stade de l’apprentissage de la lecture, la mise en voix peut aussi mettre au jour ou induire des contresens, c’est ce qui est apparu à la fin du récit. Invités à lire la dernière séquence du texte silencieusement (ce qui revient en fait à le subvocaliser ou à l’oraliser mentalement) et à la résumer, grosso modo, tous produisent la paraphrase suivante : « Finalement, le papillon, il s’est suicidé » !
Le texte dit effectivement « Il se tut à tout jamais. C’était une fleur carnivore »
Ce que les enfants avaient retranscrit, dans une correspondance graphophonique acceptable, mais reposant sur un découpage erroné de la phrase en mots : « Il se tue (se tua ?) à  tout jamais » faute d’avoir su repérer le passé simple du verbe se taire, faute de connaître aussi la formule « à tout jamais », ce qu’on leur pardonne bien volontiers. Après explicitations (un peu laborieuses, il faut bien le reconnaître) de la différence entre il se tut/il se tua ( il s’est tu/il s’est tué ; il se tait/il se tue ; se taire/se tuer), la recherche empirique d’un ton qui sonne juste dans le cadre du travail de mise en voix (celui de l’humour noir ou de l’ironie, trouvé par les élèves ou faute de mieux proposée par l’enseignant) permet aux élèves de la classe de cerner plus précisément la mésaventure du papillon. A la question de synthèse du maître « qu’est-ce que c’est comme genre d’histoire ? », ils conviennent que « c’est une histoire pour apprendre », c’est à dire une fable qui délivre des leçons de sagesse.
Disons que cette courte nouvelle, travaillée de cette façon en début de CP, permet d’amener les jeunes élèves à mieux maîtriser un certain ton d’humour,  à se saisir de la dimension ludique de ces nouvelles absurdes qui peut être éloignée de leurs références culturelles, ou du moins de la représentation qu’ils se font (à ce moment-là, tout particulièrement) de l’écrit littéraire. Dans cette activité de lecture conduite en CP, le travail de la mise en voix constitue un moyen empirique de travailler à la question de la compréhension, à celle de la révision interprétative.
Avant de savoir nommer l’émotion, quelle qu’elle soit, avant d’avoir le sentiment clair de la vivre, l’enfant la ressent à travers l’intonation de ceux qui parlent autour de lui : un jeune enfant (encore infans), à travers ses lallations, peut être parfaitement capable, par imitation, de retrouver toutes sortes d’intonations renvoyant à des relations et intentions communicationnelles parfaitement identifiables (l’encouragement, le reproche, l’interrogation etc…) autant d’éléments qui sont essentiels dans l’apprentissage du langage, et qui ont tout intérêt à être conscientisés comme composantes de la communication. C’est à quoi nous souhaitions travailler à travers ces activités de lecture oralisée.
S’exercer à trouver, dans le cadre de la confrontation avec le texte, le ton qui paraît le plus juste  revient à pratiquer, sans forcément passer par la verbalisation explicite préalable, à des formes de questionnements analytiques intuitifs qui s’opèrent à travers l’écoute de sa propre voix ou de la voix de l’autre quand c’est l’autre qui dit.

La mise en jeu, mise en espace au service de la compréhension de l’agencement textuel, pour un questionnement « élégant » du texte.
La mise en jeu, mise en espace est un moyen souvent utilisé en maternelle comme forme de restitution d’un récit, mais on est reste bien souvent alors à la restitution de l’enchaînement des événements et situations qui le constituent., ce qui n’est déjà pas inintéressant à ce niveau.
Cette proposition de mise en espace, qui constitue une forme de transcodage, ne perd cependant pas son intérêt avec des élèves plus âgés que l’on confronte à des textes plus complexes: ce peut une aide précieuse et « élégante  » à ce qu’on pourrait appeler la « construction référentielle » , la prise en compte et représentation précise, dans un texte un peu rusé, des données essentielles qui ne sont pas toujours traitées comme telles par le lecteur, au risque de le maintenir dans un état de compréhension approximatif.
Je citerai deux fables de La Fontaine que nous avons souvent eu l’occasion de travailler en classe, dans le cadre d’ateliers pédagogiques avec des PE2 :
Le Loup et l’Agneau d’une part, Le Coq et le Renard d’autre part.
Pour la première fable, et comme on l’a souvent remarqué, peu d’élèves comprennent à la lecture l’imposture du loup quand il reproche à l’agneau de troubler son breuvage. L’argument de défense de l’agneau, « je m’en va désaltérant plus de vingt pas au-dessous d’elle » non commentée par l’auteur/narrateur et forcément postposée à l’accusation du loup donc moins facilement traitable (car une représentation mentale erronée de la relation spatiale entre les deux personnages peut s’être déjà mise en place chez le lecteur lorsque cet argument apparaît dans la phrase) passe inaperçue. Dans un travail de mise en espace à partir d’une lecture précise des données du texte, l’obligation de situer concrètement les personnages l’un par rapport à l’autre, peut permettre, à travers un cheminement empirique, de cerner le mensonge du loup (le loup est bien en amont par rapport à l’agneau) et de passer de l’idée d’accusation fondée à celle de prétexte.
Le même type de problème de compréhension se retrouve dans la seconde fable citée, Le Coq et le Renard, qui met en place un système de présentation des relations spatiales bien plus elliptique et retors encore. « Sur la branche d’un arbre était en sentinelle un vieux coq adroit et matois… » le renard arrive et prétend être le héraut de la paix générale : « descends que je t’embrasse » , ce que se garde bien de faire le coq, matois, qui annonce au goupil l’arrivée de deux lévriers (chiens de chasse par excellence) « que pour ce sujet on envoie »: le renard se sauve « mal content de son stratagème » et la fable se termine sur l’énonciation du « double plaisir » qu’il y a « de tromper le trompeur ».
Les problèmes de compréhension sont multiples pour un élève de CM2 et pour pas mal de collégiens. Si le renard est immédiatement repéré comme un animal conventionnellement rusé, le « coq adroit et matois » ne renvoie pas chez eux à un stéréotype déjà construit. Aussi son mensonge (qui consiste à retourner contre lui les armes de l’adversaire) n’est pas perçu par les élèves qui ne comprennent pas que le renard imagine (à tort) qu’il risque sa peau.
Dans le cadre d’une mise en espace, la première question est celle du nombre de personnages puis celle de leur posture réciproque. Généralement, la classe commence par proposer quatre personnages, le coq, le renard et les deux lévriers. C’est une fois le coq juché sur un promontoire, et le renard placé en dessous -donc incapable de voir ce que le coq d’en haut peut voir (ou prétendre voir)-, qu’il est temps de revenir à la moralité et de réviser la compréhension de l’histoire à sa lumière : « c’est double plaisir de tromper le trompeur ». Si le renard est mal content de son stratagème, c’est bien l’autre qui tire les marrons du feu et qui trompe le trompeur. Là aussi, de façon très pragmatique, les élèves parviennent –à partir de l’expérience spatiale concrète - à la construction interprétative : « le coq peut mentir sans que le renard s’en aperçoive ; en fait, il n’y a pas de lévriers » exit le couple des deux personnages-chiens avancé au départ. Partant de là, la mise en voix du dialogue entre les deux personnages gagne en précision, jusqu’à trouver un degré de justesse satisfaisant. C’est également à partir de ces tâtonnements progressifs de la voix que l’élève peut cerner l’ironie de la réponse rusée du coq.
Dans un manuel qui n’a pas eu un franc succès commercial, Bruits de page (dans les années 1995) Jean-Claude Lallias, proposait une démarche apparentée à celle que nous venons de décrire, appliquée, par exemple, à un passage de Poil de carotte : il s’agissait alors mettre au jour l’ironie de Mme Lepic dans l’épisode « Les poules ».
 Signalons que dans l’un et l’autre récit, l’instance narrative se fait si discrète que le texte s’apparente à l’écriture théâtrale , justifiant ainsi ; le recours au jeu théâtral comme mode d’appropriation.

Les pratiques de mise en voix mise en espace évoquées jusqu’à présent ont surtout été mises au service de la clarification de la compréhension du texte, de l’agencement des phrases, des expressions et des mots qui constituent le récit et l’enchaînement des situations : il s’agissait là de fables, de récits très brefs habilement montés, dont l’esthétique repose essentiellement sur un travail de l’ellipse, de la concision ludique sous-tendant généralement  le trait d’esprit. La compréhension de ce type de trait d’esprit appelle la coopération active du récepteur et passe par un démontage, un déploiement des ressorts qui le sous-tendent, un déploiement qui doit se faire in petto dans le cadre d’histoires drôles pour que le jeu social soit réussi mais qu’on est bien obligé d’expliciter de la façon la moins malhabile possible avec nos élèves apprentis lecteurs .

La littérature, heureusement, ne peut se réduire à un ensemble de jeux d’esprit.
 Elle est aussi une parole à laquelle donner consistance à travers l’acte de réception
Mettre en voix, mettre en espace, ne sert pas qu’à déjouer des jeux de mots, cela peut amener aussi à donner du jeu aux mots du texte, donner du corps aux mots, retrouver le corps au-delà des mots.
L’expression corporelle, qui consiste à dire avec le corps, et avant même, de ressentir avec le corps, permet des formes d’appropriation authentique qui peuvent toujours être verbalisées par la suite, si on le juge nécessaire.
J’évoquerai un travail de lecture en CP/CE sur L’Arbre sans fin  de Claude Ponti : il s’agit pour la petite héroïne Hipollène, qui fait l’expérience de la mort (celle de sa grand-mère), de se « faire pierre », ce qui revient à s’anesthésier provisoirement face à la trop grande souffrance : « elle est si triste qu’elle se transforme en larme, et cette larme si triste tombe au travers de l’arbre sans fin. [Arrive le monstre]. Hipollène a tellement peur qu’elle devient pierre en moins d’un instant. Sept saisons passent pendant qu’Hipollène est toute dure dans sa peau de pierre  […] Hipollène se réveille comme une pierre. Elle pense qu’il manque une saison. Et puis elle oublie. Petit à petit elle redevient elle-même. Il y a comme une brume de musique qui s’approche »
 Suivra l’errance dans son labyrinthe imaginaire.
 Amener les élèves à s’exprimer corporellement pendant que le maître leur lit lentement le texte, c’est permettre à chacun de rencontrer, à travers son double qui évolue dans l’espace de jeu, une part de soi mise en métaphore par le texte et l’image de Ponti, une part plus ou moins obscure et fantasmée : ici l’expérience ou la crainte du deuil puis le désir de l’errance dans l’inconnu pour pouvoir se rencontrer soi-même. Il s’agit, dans ce jeu, en gros faire venir sur le plateau les fantômes que l’humanité porte en soi comme le dit Artaud, dans Le théâtre et son double, de permettre à chaque élève d’intérioriser cette parole sur la mort, et de réfléchir l’émotion qu’elle suscite afin d’être en état d’en parler, éventuellement, au sein du groupe classe. Le passage par le corps permet, au même titre que le passage par les mots, constitue un acte de régulation et d’approfondissement des émotions, parfois très fortes, portées par certains textes littéraires et que l’enseignant doit bien prendre en compte.

Pratiquer le dépouillement du signe à travers le travail de la voix pour lui restituer toute sa richesse
Au-delà encore, dans le cadre de l’approche des textes poétiques, le travail avec la voix peut se donner pour objectif de dépouiller provisoirement les mots de leur signification/signifiance (au sens où l’entend Riffaterre ) immédiates, de s’en détacher un instant  pour se saisir de la matérialité sonore des signes, détour qui peut conduire en retour vers une écoute moins bornée par l’usage ordinaire, stéréotypé, qu’on fait habituellement de ces mots. La question est d’éliminer les clichés pour parvenir à l’impulsion intime, un peu dans l’esprit des démarches préconisées par Grotowski et des exercices qu’il propose à ses comédiens
Il s’agit d’un travail conduit à partir de fragments poétiques courts  que j’ai mené aussi bien en école élémentaire qu’ avec des étudiants de deuxième année « Arts du spectacle », dans le cadre d’un module poésie/mise en voix). Dans le cadre du travail  en atelier, où les déplacements dans l’espace sont libres, chacun reçoit un fragment poétique différent, le découvre silencieusement et choisit pour commencer de ne retenir qu’un mot.
 A partir de ce mot, chacun exerce les différents paramètres vocaux (hauteur, rythme, volume, état émotionnel, état respiratoire) : il s’agit là d’un exercice très banal, mais encore convient-il de lui donner sens. Au-delà de l’entraînement vocal, il s’agit à force de répétitions diversifiées de se laisser habiter par, puis de projeter vers les autres, tous les possibles intimes ou socialement partagés rattachés à ce mot. Ensuite, on propose aux participants de dialoguer, à deux, chacun utilisant uniquement son mot pour mettre en place une relation archétypale, qu’il va pousser à son paroxysme, pour revenir à son minimum : il peut s’agir de se battre, de s’aimer, de s’émerveiller, de s’angoisser…, l’essentiel est de retrouver l’énergie physique comme source d’émotion autant que comme moyen d’expression.
 On peut prolonger le jeu en solitaire, chacun envoyant son mot en pensant à différentes formes d’actualisation : « nuage » en pensant à différents état du ciel, « pluie » en pensant différentes expériences de la pluie et ainsi renouer avec les réalités du monde, travailler les images intérieures personnelles, la mémoire sensorielle et affective, opérer un repli sur soi pour se trouver en état d’envoyer aux autres quelque chose qui ne soit pas vain et factice : Stanislavski visait, à travers cette pédagogie du repli, la réappropriation des images intérieures à mettre au service du jeu de l’acteur.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps de cet entraînement que chacun est invité à lire son propre fragment, après un temps minimum de « mise en bouche ». Chacun dit puis écoute l’autre dire à son tour, en évitant toute forme d’interruption, de rires gênés notamment. Ce moment de proférations successives autour d’un cercle, permet l’écoute de sa propre voix, de la voix de l’autre et dans une certaine mesure le sentiment d’une confrontation des images intérieures. Dans un deuxième tour de lecture, c’est celui qui est capable de redire le fragment qui vient d’être dit par un membre du groupe, sans altération aucune, qui peut à son tour envoyer le sien. C’est toujours un moment très intense, qui repose sur la rencontre d’une adresse et d’une écoute particulièrement attentives de la parole prononcée, qu’on le vive avec des petits ou des grands.
 Ce n’est qu’après que nous développons les activités de verbalisation, qui s’orientent alors vers des analyses, de la spécificité du langage poétique, de sa réception, des stratégies de mémorisation des courts fragments dits par les autres (certains s’appuient sur le rythme, sur la structure phrastique qui installe une scansion, d’autres sur les images évoquées …), cequi permet, avec les étudiants, de construire et de dispenser, de façon ajustée et dialogique, un cours théorique.
Cette activité débouche souvent sur le mise en place d’un atelier d’écriture qui emprunte à la technique du collage.
 Dans le cadre du module avec les étudiants, nous passons ensuite à un travail de mise en espace sonore, opérée seul ou à plusieurs, d’un texte complet d’auteur, (un de ceux dont sont tirés les fragments, ou d’autres). Libre à eux de régler leurs positions et leurs déplacements éventuels, de concrétiser ou non leur espace de jeu par des signes visuels à travers une gestuelle, un objet, un élément de décor, ou encore l’installation d’un paysage sonore. Cela s’apparente à la performance poétique qui convoque souvent des signes empruntés à divers codes . Au cours de la préparation, l’accent est mis sur l’importance qu’il y a à entendre sa propre voix et  celle des partenaires comme possibles d’interprétation, à conscientiser, à clarifier , et après tâtonnements et reprises à arrêter des choix qui ont leur cohérence. Durant ce temps de préparation, ils auront pu faire des recherches sur l’auteur et le texte à la BU, ils auront pu interroger aussi l’enseignant, alterner dialectiquement temps d’analyse et temps d’essai vocal. Comme dans tout atelier, les étudiants produisent leur mise en voix devant les autres, auditeurs/spectateurs qui font part de leur réception, qui amènent à justifier, clarifier, réviser éventuellement les choix. Le travail écrit demandé est une présentation/justification des propositions et surtout du cheminement de lecteur/interprète, en quelque sort un historique analytique des états successifs des interprétations du texte (à prendre aux deux sens du terme).
A travers cette mise en dialogue du lecteur avec soi-même, avec les autres, c’est bien la construction à vue du sujet lecteur qu’on tente de mettre au jour auprès de chacun.

Cette démarche d’appropriation des textes poétiques est transférable à d’autres types de textes, aux récits, aux textes théâtraux : il. s’agit bien de « faire scène » avec les mots, c’est à dire d’imaginer des espaces (des univers plus ou moins probables) traversés par des signes, des dynamiques qui renvoient le sentiment que quelque chose se joue à travers cette opération, projeté par nous, comme des formes possibles de nous-mêmes ou des autres. Lire c’est ainsi exercer la fonction de dramaturge (der Dramaturg), non pas forcément réaliser concrètement la scène(ce qui est le travail du metteur en scène, des acteurs) mais la concevoir, la problématiser, lui donner sens et jeu, comme on peut le faire dans le cadre du « travail à la table » conduit avec toute l’équipe (conseiller littéraire/metteur en scène comédiens, scénographe, éclairagiste, musicien…), sans pédantisme d’un côté, sans cabotinage de l’autre.
Dans une telle démarche, la rencontre avec le texte, autrement dit le déploiement de la scène portée par les mots inscrits sur la page, passe par l’installation d’un espace social pour que le sens advienne. Ces démarches d’appropriation –à la fois empiriques et réfléchies, analytiques- sont, me semble-t-il, parfaitement applicables à l’école, quel que soit le niveau de la classe, moyennant les aménagements nécessaires : elles constituent une alternative à l’approche souvent trop descriptive et distante (plutôt que véritablement distanciée) des textes littéraires, et permet de s’en emparer « à bras le corps ». Notre enseignement de la littérature, précisément, ignore trop souvent le corps, cloisonne trop intellect et sensibilité, intuition dirais-je, pour faire écho à A.Artaud.















 

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