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Plurilinguisme

Dans cette autobiographie linguistique, Abraham Bengio plaide pour le plurilinguisme, moyen de sauvegarder la pluralité des cultures et gage d'échanges égalitaires et respectueux.

 

      Abraham Bengio, Quand quelqu’un parle, il fait jour Une autobiographie linguistique, La passe du vent, 2007.

( 180 pages )

Compte rendu établi par Martine Marzloff, chargée de recherche, INRP.

 

 

L'autobiographie est divisée en deux parties : la première se présente sous la forme d'un plaidoyer pour le plurilinguisme, la deuxième est un entretien mené avec Thierry Renard.

Plaidoyer

Abraham Bengio reprend pour titre de son ouvrage la phrase citée par Freud dans Leçons d’Introduction à la psychanalyse ; cette citation  renvoie à la parole d’un enfant qui explique qu’il faut que quelqu’un parle pour qu’il puisse conjurer sa peur. Ce livre est un plaidoyer pour le plurilinguisme, moyen de favoriser le dialogue entre les cultures alors que le monolinguisme est un enfermement, qui ne permet pas de regarder sa propre langue d’un point de vue extérieur.

Le plaidoyer est rédigé sous forme d’une épître adressée à sa femme : il lui explique que l’unité de l’espèce humaine est à penser à travers la variété des cultures et des codes linguistiques.  Selon lui, le plurilinguisme est une des formes de la liberté car l’on perçoit le monde à travers la langue que l’on parle et qui conditionne notre pensée ;  en apprenant plusieurs langues, on fait l’expérience de la diversité du monde.

Entretien avec Thierry Renard

Parmi tous les points abordés lors de cet entretien, nous ciblerons ceux qui semblent, selon notre perspective, s’articuler le plus conjointement possible ave l’enseignement du français.

L’école

Le plaidoyer est suivi d’un entretien avec Thierry Renard qui l’interroge sur la question de l’école. Abraham Bengio dit avoir aimé l’école, comme un sportif aime le stade, entre autres pour l’entraînement. Il explique avoir aimé « sentir que l’obstacle, qui paraissait de prime abord insurmontable est de plus en plus facile à franchir ; que le texte qui paraissait totalement hermétique à la première lecture livre progressivement ses secrets. » Selon lui, la première tâche de l’école devrait être de donner à l’élève « le goût de l’effort », c’est-à-dire lui donner « le soupçon d’autre chose », pour reprendre une expression qu’il emprunte à Albert Camus. Il avoue s’être longtemps méfié des pédagogues comme si l’œuvre s’imposait d’emblée, sans médiation ; ce faisant, il confondait enseignement et révélation. Il avoue avoir changé au contact de pédagogues. Il donne ainsi l’exemple d’une enseignante exerçant dans les quartiers difficiles de Barcelone : « Elle se saisissait d’un problème difficile. Elle le réduisait à une série de propositions simples, en organisait la progression, inventait des exercices adaptés aux élèves dont elle avait la charge. Elle ne baissait pas les bras tant qu’un seul d’entre eux n’avait pas effectué le parcours. » Selon lui, l’école a vocation à former des citoyens, « dont on aura développé la lucidité et l’esprit critique sans tuer la curiosité, l’ouverture au monde, la faculté d’émerveillement. »

Le monolinguisme

Interrogé ensuite par Thierry Renard sur la formule  - « le monolingue est un unijambiste » -  qu’il a trouvée dans le rapport que Jacques Legendre consacre à l’enseignement des langues étrangères en France, Abraham Bengio affirme que ce n’est pas l’école qui lui a transmis le « goût de la navigation entre les langues ». Selon Abraham Bengio, pour maîtriser sa propre langue, il faut maîtriser une autre langue qui lui permet de voir sa propre langue, et par conséquent, sa propre culture, de l’extérieur. Il cite Saint-John Perse qui définit le poète comme « celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance » ; le plurilinguisme aussi, à sa manière, « rompt l’accoutumance », et permet d’élargir son point de vue au contact des autres. A ce propos, Abraham Bengio témoigne de sa colère à propos du gâchis en œuvre dans les banlieues françaises : les jeunes, porteurs de langues et de cultures variées qui pourraient dialoguer et se métisser, deviennent, à force d’ignorance et de haine, non seulement des unijambistes, mais pire, des culs-de-jatte.

La  littérature

En ce qui concerne le déclin des Lettres à l’école, plutôt que de se lamenter sur « la ruine de l’orthographe, de l’explication de texte et de la dissertation », Abraham Bengio préfère déplacer le débat en affirmant que les disciplines doivent continuer à dialoguer entre elles, non seulement pour préserver le tissu social, mais aussi parce que les disciplines, comme les civilisations, ne progressent et ne se renouvellent que par « fécondation réciproque ». Pour Abraham Bengio, il revient aux spécialistes de vulgariser leurs savoirs, et à l’école de « former des généralistes, capables de réfléchir et de s’exprimer en dehors de leur discipline ».

Si Abraham Bengio est favorable à l’enseignement de la philosophie dès la sixième, c’est que la pratique de la philosophie permet de développer l’esprit critique et de réfléchir sur les valeurs. Même si toute l’histoire du XXème  siècle rend  « indécente » la croyance selon laquelle la culture permet d’échapper « automatiquement » à la barbarie, il admet qu’elle lutte contre la « babouinerie universelle » - selon l’expression qu’il emprunte à Albert Cohen -  mais qu’elle ne peut rien sans la loi morale qui la surplombe.

L’identité

Thierry Renard questionne ensuite Abraham Bengio sur la distinction qu’il établit entre « identité » et « appartenance ». Selon lui, l’identité n’est pas un monolithe, mais une entité faite d’appartenances multiples : « Je  est toujours, déjà, encore, un autre ! » Faisant référence à Paul Ricoeur, il distingue deux attitudes sous le terme « identité » : soit, ce que le philosophe nomme  «  mêmeté » qui est  repli sur soi et refus de tout changement, soit, ce que le philosophe nomme  « ipséité »  qui est fidélité à ses valeurs et ouverture vers autrui.

La diversité culturelle

Dans le domaine de la diversité culturelle, Abraham Bengio souligne que le dialogue entre les cultures est possible grâce aux populations venues de l’étranger. Il reprend à son compte l’expression  selon laquelle « l’immigration est une chance pour la France », mais en ajoutant que cela ne peut l’être que si l’on protège les langues et les cultures des immigrants. Selon lui, l’ordre de s’assimiler est inepte car cela revient à se priver des langues et des cultures venues d’ailleurs. Certes, il convient de concilier la diversité culturelle et le respect de l’universalité des valeurs, mais cela ne peut se faire que par la reconnaissance mutuelle et le dialogue. C’est pourquoi il s’oppose au communautarisme lorsque celui-ci implique le mépris de valeurs fondamentales, telles que le respect de la dignité des femmes. La citoyenneté, définie comme l’adhésion à une langue, à une culture et à des valeurs, n’est pas un héritage à conserver jalousement, mais un projet ouvert sur le monde ; en ce sens, si l’on peut construire une échelle de la citoyenneté,  il considère que le personnage de monsieur Hamil dans le roman La vie devant soi  d’Emile Ajar est meilleur citoyen que Céline.

Abraham Bengio dénonce l’escroquerie intellectuelle qui consiste à prôner la pureté culturelle  car, selon lui, « tout patrimoine est le fruit d’un métissage » ; ce n’est pas un legs à transmettre tel quel à nos héritiers, mais une interprétation de ce que nous avons recueilli du passé pour le faire vivre dans le présent.  Ce que l’on fait dans le présent transforme notre lecture du passé : c’est cela le travail de mémoire. Reste à se poser la question de ce qui fait patrimoine pour un groupe humain. La question ne peut être résolue que si l’on se fonde sur quelques principes élémentaires :

-         1er principe : La question du patrimoine doit être conçue comme un projet d’ensemble dans lequel tous les acteurs doivent travailler de concert.

-         2ème principe : Le terme « patrimoine » doit être pris dans son acception moderne, laquelle inclut, par exemple,  les langues.

-         3ème  principe : La politique patrimoniale doit se faire en concertation avec les populations afin de tenir compte des usages sociaux du patrimoine ; le problème étant de concilier  le projet patrimonial et le respect des croyances et des valeurs.

La poésie

Thierry Renard interroge ensuite Abraham Bengio sur son rapport à la poésie. Celui-ci reconnaît éprouver une certaine gêne à l’égard de la poésie contemporaine, gêne qu’il explique par le fait que celle-ci s’est progressivement débarrassée de ses outils – métrique, jeux prosodiques, registres- parfois jusqu’à la surenchère –comme dans la poésie lettriste- au point de mettre le lecteur en difficulté pour trouver une accroche à une poésie ainsi libérée de toute entrave et dont les seules contraintes sont celles que s’impose le poète. La gêne qu’il éprouve est donc due à l’incapacité dans laquelle il se trouve pour partager cette poésie.

 Ce qu’Abraham Bengio recherche, lorsqu’il lit de la poésie, c’est « une musique personnelle » et non une histoire personnelle, laquelle a davantage sa place dans un journal. S’il est d’usage de défendre une conception de la poésie comme « fabrique de la langue », Abraham Bengio préfère, à rebours, concevoir la langue comme de la « poésie figée »,  « rentrée dans le rang » :  à l’origine, chaque mot aurait été une métaphore qui se serait, à l’usage, lexicalisée. Dans cette perspective, « la poésie serait l’effort perpétuellement recommencé pour renouveler, à l’aide d’une métaphore, notre vision du monde, en sachant très bien que l’instant d’après, la métaphore, telle le soleil de Baudelaire, se sera « noyé (e) dans son sang qui ses fige » - et que tout sera à recommencer. »

La mémoire

Interrogé sur son rapport à la tragédie de ce que l’on appelle couramment  « l’Holocauste », Abraham Bengio explique sa préférence pour le terme « Shoah », utilisé par Claude Lanzmann et qui, en hébreu, signifie « catastrophe » alors que le terme « Holocauste », qui signifie « sacrifice offert », est un contresens. A cause de la tragédie de la Shoah, Abraham Bengio affirme que sa « confiance en l’homme ne peut jamais être parfaite ». A la question de savoir comment l’on peut écrire après Auschwitz, après Hiroshima… Abraham Bengio répond que la pensée et l’art ne peuvent plus être comme avant et cite Annie Dayan Rosenman : « Il existe bien une écriture du désastre ou une poétique de la catastrophe ; ce qui les caractérise, c’est que la question de la forme y est inséparable d’une problématique éthique et esthétique. »

Pour Abraham Bengio, à l’évidence, on ne peut plus croire aujourd’hui que la culture préserve de la barbarie :  la question du mal radical de l’humanité  imprègne tout notre présent, posé sous le regard d’Auschwitz. C’est pourquoi, le négationnisme est une démission de la pensée et le relativisme, qui consiste à parler de Shoah dans n’importe quel contexte, en est une forme insidieuse. Quant au discours qui consiste à assimiler les Israéliens aux SS et la Palestine à un camp de réfugiés, il le considère comme une « figure de rhétorique immonde ».

Comment, alors, transmettre la mémoire de la Shoah ? Sur ce point, Abraham Bengio  pense que la position de Claude Lanzmann,  pour lequel la Shoah doit rester une énigme irreprésentable, est une position exigeante, mais difficile à concilier avec la nécessité de la transmission. Si, aux expressions « devoir de mémoire », « droit de mémoire » Abraham Bengio préfère les expressions « devoir de vigilance » et « travail de mémoire », c’est parce qu’elles ciblent un objectif et une méthode : rester vigilant et faire un effort pour réévaluer le passé.

La culture

Abraham Bengio, militant pour le plurilinguisme, définit quelques objectifs :

-         observer et analyser les changements de la langue française,

-         lutter contre l’anglicisation lorsqu’elle est outrancière et mercantile,

-         agir pour permettre à tous une meilleure maîtrise de la langue française

-         démocratiser  la culture

-         développer toutes les médiations culturelles 

-         construire des politiques culturelles cohérentes.

 

Conclusion

Abraham Bengio termine cet entretien en rappelant  la tâche la plus urgente à mener aujourd’hui, à l’heure où des millions de « réfugiés » sont en quête d’une terre d’accueil : préserver la diversité des cultures en préservant un dialogue « égalitaire et respectueux ».

 

 

 

 

 

 

 

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